Dans la tech, l'Europe exporte... ses règles
Et aussi: Ça se complique pour Temu - TikTok Shop repoussé en Europe
Face aux géants du numérique, le DMA européen inspire de nombreux pays
Depuis plusieurs années, les géants technologiques américains dépensent massivement en Inde, un marché prometteur avec près de 1,5 milliard d’habitants de plus en plus connectés à Internet. Mais ils menacent désormais de réduire leurs investissements et de limiter leur offre de services. La raison: un projet de loi visant à renforcer la concurrence dans le numérique, sur le modèle du Digital Markets Act européen. Entré en vigueur en mars, ce texte représente un changement majeur de philosophie face aux grands acteurs du secteur. Il est devenu une source d’inspiration pour les régulateurs du monde entier. La semaine dernière, le parlement britannique a adopté une loi assez similaire. Et d’autres réglementations sont en discussion au Japon, en Corée du Sud, en Australie, en Turquie, au Brésil et au Mexique. Mais pas aux États-Unis.
Contrôleurs d’accès – Le DMA a été pensé comme une réponse à l’essor de quelques mastodontes, qui musellent la concurrence grâce à leur position dominante. Bruxelles les appelle des “contrôleurs d’accès”. Ils sont aujourd’hui sept: les américains Apple, Microsoft, Amazon, Alphabet et Meta; le chinois ByteDance, la maison mère de TikTok; et le néerlandais Booking, désigné comme tel il y a quinze jours. Ces entreprises doivent respecter de nouvelles règles, comme l’interopérabilité des messageries, l’autorisation des boutiques d’applications externes ou l’interdiction d’accorder une place préférentielle à leurs services. Le texte représente ainsi une nouvelle approche pour les autorités de la concurrence, habituées à réagir a posteriori aux infractions par l’intermédiaire d’enquêtes longues et complexes – et souvent inefficaces.
Même philosophie – Avant même de savoir si le DMA va atteindre ses objectifs, de nombreux pays ont présenté leur propre version du texte. Ils reprennent la même philosophie: des règles a priori, qui ne s’appliquent qu’aux entreprises disposant d’un “pouvoir de marché substantiel et bien établi”, pour reprendre les termes de la réglementation britannique. Ce texte est la première copie à être officiellement adoptée. Il va aussi plus loin, en intégrant d’autres services, comme le streaming vidéo. Au Japon, un vote devrait avoir lieu en juin, sur un projet de loi moins ambitieux qui se limite aux boutiques d’applications mobiles. En Inde, la phase de consultation publique vient de s’achever. Il est très probable que le cadre réglementaire soit entériné, tant le gouvernement est actif pour favoriser les start-up nationales.
Punir les groupes américains ? – L’exportation du DMA est le scénario redouté par les géants américains. Le phénomène n’est pas nouveau: l’économiste Anu Bradford appelle cela “l’effet Bruxelles” – qui peut parfois provenir des entreprises elles-mêmes qui estiment qu’il est plus simple d’appliquer les règles européennes partout, à l’image d’Apple avec le port USB-C. “Le DMA a été conçu pour le contexte européen, rien ne prouve qu’il peut être appliqué ailleurs”, regrette l’Information Technology and Innovation Foundation. Ce think tank, en partie financé par la tech, déplore ainsi des réglementations qui ne visent qu’à punir les groupes américains. Pour autant, si aucun projet similaire n’est en cours aux États-Unis, plusieurs plaintes y ont été déposées par les autorités antitrust pour des pratiques ciblées par le DMA.
Pour aller plus loin:
– Bruxelles ouvre des enquêtes sur Apple, Google et Meta dans le cadre du DMA
– Les Etats-Unis veulent démanteler la machine publicitaire de Google
L'étau se resserre autour de Temu en Europe
Comme sa compatriote Shein, Temu n’échappera pas aux règles les plus strictes du Digital Services Act européen. Vendredi, la Commission a en effet annoncé que la société chinoise de shopping à prix cassés, filiale du géant du e-commerce Pinduoduo, avait été désignée comme une “très grande plateforme” dans le cadre de cette nouvelle réglementation, officiellement entrée en vigueur l’été dernier. Un statut qui pourrait non seulement menacer sa croissance explosive en Europe, où elle vient de dépasser la barre des 75 millions d’utilisateurs actifs mensuels – largement au-delà du seuil de 45 millions fixé par Bruxelles. Mais qui pourrait aussi remettre en cause son modèle. Car l’écart entre ses pratiques et les obligations du DSA, déjà souligné par des associations de consommateurs, semble très important.
Dépenses publicitaires – Lancé à l’automne 2022 aux États-Unis, Temu a débarqué en Europe l’an passé. La société reprend le principe du cross-border: les produits, vendus par des marchands tiers, sont expédiés directement depuis des entrepôts chinois. Cela permet de limiter les coûts, mais se traduit également par des délais de livraison rallongés. Son succès repose sur trois piliers. D’abord, un immense catalogue de vêtements, bijoux, ustensiles de cuisine ou accessoires électroniques à petits prix. Ensuite, d’importantes dépenses publicitaires sur les applications mobiles, les plateformes de vidéos et les réseaux sociaux. Et enfin la gamification, qui a déjà fait ses preuves sur Pinduoduo en Chine: l’application propose des mini-jeux pour gagner des bons de réduction, notamment en invitant des amis à s’inscrire.
Dark patterns – Comme toutes les plateformes Internet, Temu est soumis, depuis février, aux règles les moins sévères du DSA, appelées les “obligations générales”. Des règles que le groupe chinois ne respecte pas, affirme le Bureau européen des unions de consommateurs, qui a saisi la Commission il y a deux semaines. Dix-sept associations nationales ont également porté plainte devant les régulateurs de leur pays. En France, UFC-Que Choisir reproche à Temu un manque de traçabilité des vendeurs, alors que le texte européen impose de communiquer leurs adresses et numéros de téléphone. Elle met aussi en avant l’utilisation de dark patterns, des interfaces trompeuses désormais interdites en Europe. Il s’agit par exemple de faux compteurs de temps ou de prétendus stocks limités pour créer un sentiment d’urgence chez les acheteurs.
Produits illégaux – La désignation comme “très grande plateforme” met Temu dans une situation encore plus complexe. Ce statut va en effet se traduire par de nouvelles obligations de protection des consommateurs. En particulier, la plateforme va devoir mettre en place des “mesures d’atténuation” pour limiter les risques de vente de contrefaçons, de produits dangereux ou qui ne respectent pas les normes européennes. Autant d’articles présents en nombre sur Temu, selon plusieurs études et articles de presse. L’entreprise va donc devoir créer des équipes de vérification. Un changement radical par rapport au laxisme actuel, qui menace de réduire drastiquement son offre. En cas d’infraction, elle risque une amende pouvant aller jusqu’à 6% de son chiffre d’affaires mondial. Puis, une interdiction sur le continent en cas de récidive.
Pour aller plus loin:
– Alibaba change de stratégie pour accélérer en Europe
– Le DSA européen affronte son premier test d’envergure
Tiktok repousse son offensive dans le commerce en ligne en Europe
TikTok préfère se focaliser sur les États-Unis. Selon l'agence Bloomberg, l'application de vidéos vient de repousser le lancement de sa plateforme de commerce en ligne en Europe, qui était prévu pour le mois de juillet. La France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Irlande devaient faire partie de la première vague de déploiement. Cette décision pourrait s'expliquer par l'environnement réglementaire européen, en particulier par le Digital Services Act, qui impose des mesures de protection des consommateurs. Elle va aussi permettre à la filiale du groupe chinois ByteDance de concentrer ses efforts - et ses pertes - sur le marché américain, plus simple à appréhender et probablement plus lucratif à long terme. La première expérience sur le continent, au Royaume-Uni, n'avait pas été concluante. C'est l'inverse aux États-Unis, où TikTok vise un volume d'affaires de 17,5 milliards de dollars cette année. Le commerce en ligne doit représenter un important relais de croissance pour l'application, comme c'est déjà le cas en Asie du Sud-Est. Et aussi sur Douyin, la version chinoise.
Pour aller plus loin:
– Tiktok lance (enfin) son offensive dans le commerce en ligne
– Pourquoi le shopping en direct peine sur les marchés occidentaux
Crédit photos: Commission européenne - Temu